Archives mensuelles : août 2015

Crise agricole : «On peut s’en sortir sans concentrer la production dans quelques mains»

INTERVIEW

Pour que l’agriculture «retrouve la compétitivité perdue», Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne, propose une autre voie que celle de la FNSEA, premier syndicat agricole.
Le président de la FNSEA, Xavier Beulin, estime nécessaire d’investir trois milliards d’euros sur trois ans pour que l’agriculture française «retrouve la compétitivité perdue» face à certains de ses voisins européens. C’est ce que le patron du premier syndicat agricole a dit au Journal du dimanche et ce qu’il répétera sans doute ce lundi, lors de sa rencontre avec le président de la République, François Hollande, le Premier ministre, Manuel Valls, et le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll.

Pour résoudre la crise du secteur, Beulin – qui préside aussi, entre autres, Avril-Sofiprotéol, une holding regroupant plus de 150 sociétés et pesant sept milliards d’euros de chiffre d’affaires – estime qu’il faut «engager un vaste plan pour moderniser les bâtiments, automatiser les abattoirs, organiser les regroupements d’exploitations afin qu’elles soient plus productives». Il propose aussi «un moratoire d’un an sur les normes environnementales» et «une adaptation des règles fiscales aux aléas de l’agriculture». Réaction de Laurent Pinatel, porte-parole national de la Confédération paysanne, le troisième syndicat agricole.

Que pensez-vous des solutions préconisées par Xavier Beulin ?

Elles n’ont rien de surprenant. Pour lui, les fermes ne sont pas assez grosses, pas assez modernes… C’est un discours du passé, exactement le même que celui qu’on entend depuis les années 1950. A l’époque, il était justifié, il fallait effectivement moderniser l’agriculture. Mais aujourd’hui, le contexte a changé.

Ce que propose le président de la FNSEA, c’est un plan de licenciements, une prime à la sortie des paysans. C’est une doctrine libérale classique : chaque crise élimine les plus faibles, sauf que le libéralisme ne s’accommode d’habitude pas de l’argent public. La première économie d’échelle des fermes-usines et de l’agriculture intensive, c’est la disparition de l’emploi paysan. Et même de l’aval de la filière : le nombre d’emplois baisse aussi dans l’agroalimentaire, tout est ultramécanisé. La finalité n’est pas l’emploi, c’est juste de la financiarisation. Cela mène de facto vers un modèle où il y a moins de paysans, pour que ceux qui restent se partagent le gâteau.

Xavier Beulin a intérêt à ce que ce modèle se développe, puisque son groupe Avril-Sofiprotéol en profite, notamment via sa filiale Glon Sanders, leader de la nutrition animale. Mais ce schéma ne marche pas : le nombre de paysans ne cesse de baisser, la qualité des produits se dégrade, les maladies liées à la pollution de l’environnement explosent et les paysages sont détruits.

Il faut pourtant être compétitif…

La notion de compétitivité a été dévoyée. Certains se sont arrogé ce mot. Il faut lui redonner du sens. Qu’est-ce qu’être compétitif ? Faire de la valeur ajoutée localement ou du chiffre d’affaires à l’export ? Le gouvernement actuel est dans la même logique que les dirigeants de la FNSEA et ne jure que par les exportations en s’alignant sur la concurrence mondiale, quel qu’en soit le prix. Jusqu’ici, l’image des exportations françaises de produits agricoles était plutôt celle de produits de qualité. On se sert de cette image, qu’on détruit, pour accélérer un modèle qui détruit les agriculteurs. C’est du court-termisme absolu.

On parle beaucoup de la compétitivité de la filière porc par rapport à l’Allemagne. Mais l’enjeu n’est pas d’aller faire la guerre aux Allemands en réclamant des prix toujours plus bas au détriment de la qualité. C’est une fuite en avant. D’autant que nous sommes dans le même espace commun, il faudrait plutôt trouver le moyen de mieux répartir les productions. Et pendant ce temps, on ne voit pas qu’on est en train de se faire manger le créneau du haut de gamme par les salaisonneries italiennes et espagnoles.

Xavier Beulin réclame un moratoire sur les normes environnementales. Celles-ci vous étranglent-elles ?

Non. Le métier de paysan est de travailler avec la nature. Le jour où elle sera morte, on ne pourra plus exercer notre métier. Imaginer que les sols puissent être réduits à de simples supports physiques ne fonctionnant qu’en étant arrosés d’engrais et de pesticides revient à donner les clés du camion à cette industrie. Mais surtout c’est illusoire, cela ne marchera pas. On voit déjà les dégâts que cette agriculture intensive fait sur l’environnement et sur notre santé. Et ce n’est pas ce que les gens veulent. Ils veulent de la qualité.

Oui, mais la qualité coûte cher…

Il y a une frange de la population qui n’a plus les moyens de s’alimenter correctement. La première politique que nous devrions avoir en Europe, c’est celle de l’alimentation. Est-ce qu’on ne pourrait pas mettre cela en débat ? Remettons de l’argent dans le système, pourquoi pas. Mais pas pour accélérer, pour en sortir ! L’enjeu est là. Surtout, il faut réorienter les aides. Pourquoi pas choisir d’aider plutôt les petites et moyennes fermes ? Aujourd’hui, elles sont moins subventionnées, alors qu’elles créent plus d’emplois. Et on sait que plus les fermes sont grosses, moins leur production est de qualité.

Est-il normal que les aides aillent principalement à l’agriculture industrielle, à la quantité au détriment de la qualité ? Si on redistribuait les dix milliards d’euros de subventions annuelles de la Politique agricole commune (PAC) vers ceux qui produisent de la qualité et du bio, ce qui implique pour eux des coûts de production supplémentaires, ces derniers pourraient proposer leurs produits au même prix que ceux qui font de l’agriculture industrielle. D’autant que la dépollution des eaux chargées en pesticides et en nitrates coûte des fortunes à l’Etat, ce qui représente des coûts cachés pour les contribuables. L’agriculture industrielle est en fait «sur-subventionnée».

Pour que les paysans et les consommateurs s’en sortent, puissent produire et consommer de la qualité sans se ruiner, il faut relocaliser les productions et les adapter à ce que nous consommons. On entend la FNSEA nous répéter : «mangez ce que nous produisons». Il faudrait plutôt produire ce que les gens ont envie de consommer. Par exemple, nous ne produisons pas assez de légumes en France. Nous sommes obligés d’en importer. C’est absurde. Pourquoi pas développer le maraîchage ? Alors bien sûr, cela nourrit moins l’agrobusiness, surtout le bio qui se passe d’engrais et de pesticides chimiques. Il y a beaucoup de filières locales qui ne demandent qu’à se développer. Si on déconcentrait la production porcine, qui a été massée dans l’Ouest avec les dégâts que l’on connaît, cela réduirait la pression sur l’environnement et ferait vivre plus de producteurs sur l’ensemble du territoire national.

La crise de l’élevage a fait la «une» des médias ces dernières semaines. Le plan d’urgence de 600 millions d’euros annoncé par Stéphane Le Foll le 22 juillet suffira-t-il à la résoudre ?

Non. On remet 600 millions au pot sans se poser les questions de fond. Un récent rapport de la Cour des comptes pointait le fait que ce type de plan de crise se faisait toujours à fonds perdu, car on ne remet pas en cause le système. Ce plan présente comme une solution des choses qui ont prouvé leur inefficacité par le passé.

Xavier Beulin réclame notamment des allègements de charges…

C’est fou ! A la Confédération paysanne, nous préférons parler de cotisations sociales. Si les agriculteurs cotisent moins, ils auront encore moins de retraite, déjà très maigre dans le secteur. Cela signifie aussi moins de couverture sociale pour les accidents et les maladies. Plutôt que cette logique du plus fort, il faut redistribuer et réadapter le système, vers une agriculture de qualité.

Qu’attendez-vous du conseil européen extraordinaire des ministres de l’Agriculture, qui aura lieu le 7 septembre à l’initiative de Stéphane Le Foll ?

Principalement, deux choses. A court terme, si on veut que les cours remontent, notamment celui du lait, il faut que l’Europe en stocke, ce en quoi nous rejoignons ce que réclame la FNSEA. En revanche, nous demandons qu’on développe en contrepartie un plan d’adaptation au marché. Celui-ci souffre d’une crise de surproduction, du lait ou du porc. Il faudrait, par exemple, un plan de baisse de la production des porcheries, en commençant par les plus gros élevages. A plus long terme, dans le cadre de la réforme de la PAC qui aura lieu en 2020, il faut réfléchir à la façon de redistribuer les aides pour inciter les agriculteurs à vivre sur des volumes de production plus modestes mais de qualité. De plus en plus de paysans suivent cette voie, et s’en sortent bien.

Nous lançons à partir du 1er septembre des actions pédagogiques, en Vendée et Pays de la Loire puis en Rhône-Alpes. Nous allons distribuer du lait, expliquer ce qu’est la crise, comment on peut s’en sortir sans concentrer la production dans quelques mains… Et nous finirons par une grande marche avec nos partenaires européens le 6 septembre en Belgique, pour arriver le 7 à Bruxelles.

L’agriculture souffre d’une image déplorable. Cela me rend malade de voir le fumier déversé devant les grandes surfaces. Ne serait-ce que parce que le fumier, c’est un engrais ! On peut comprendre le désespoir de ceux qui sont coincés, endettés. Je comprends les actions de blocage. Mais après, le fumier, les dégâts, cela va un peu trop loin. Il faut que les gens prennent un peu de recul, de la hauteur, pour trouver des solutions. Les grandes surfaces ne sont pas la cause de tous nos maux : ce sont surtout les politiques, qui sont très soumis aux lobbies agro-industriels. Le système de subventions marche très bien. Il faut juste subventionner une autre agriculture.

Coralie SCHAUB